La mort de Sénèque
Robert
GAUTHIER
Figure
1 Tziganov
Le
philosophe romain Sénèque, accusé d’avoir
participé à une conjuration contre l’empereur
Néron, a reçu l’ordre de se suicider.
Histoire
Sénèque accepte la sentence et sa femme choisit de mourir avec lui. Les époux s’ouvrent les veines, mais la mort tarde à venir. Sénèque demande alors aux servantes d’éloigner sa femme pour éviter que l’un ne faiblisse à la vue des souffrances de l’autre. Pauline survivra, épargnée par l’empereur. Un médecin entaille les chevilles du philosophe pour que le sang coule plus vite et un esclave lui présente du poison. Au second plan, un centurion dépêché par Néron veille à l’exécution de la sentence. Sur la droite, un disciple note les dernières paroles du philosophe stoïcien, qui donne, par son trépas, l’exemple des plus hautes vertus morales face à la tyrannie.
Nous sommes ici devant un modèle historiographique du suicide ou thanatographique qui met en valeur la lucidité et le courage du sage qui, touché personnellement par une grande douleur, exhorte ses amis à la fermeté. Sénèque accepte que son épouse l'accompagne dans la mort. La mort volontaire est exaltée dans ce récit comme un geste d'«honneur» et comme un «courageux trépas» d'ordre religieux* et sacrificiel*.
[15,62]
(1) Sénèque*,
sans se troubler, demande son testament, et, sur le refus du
centurion, il se tourne vers ses amis, et déclare «que,
puisqu'on le réduit à l'impuissance de reconnaître
leurs services, il leur laisse le seul bien qui lui reste, et
toutefois le plus précieux, l'image de sa vie; que, s'ils
gardent le souvenir de ce qu'elle eut d'estimable, cette fidélité
à l'amitié deviendra leur gloire.»(2) Ses amis
pleuraient: lui, par un langage tour à tour consolateur et
sévère, les rappelle à la fermeté, leur
demandant «ce qu'étaient devenus les préceptes de
la sagesse, où était cette raison qui se prémunissait
depuis tant d'années contre tous les coups du sort. La cruauté
de Néron était-elle donc ignorée de quelqu'un?
et que restait-il à l'assassin de sa mère et de son
frère, que d'être aussi le bourreau du maître qui
éleva son enfance?»
[15,63]
(1) Après
ces exhortations, qui s'adressaient à tous également,
il embrasse sa femme, et, s'attendrissant un peu en ces tristes
instants, il la prie, il la conjure «de modérer sa
douleur; de ne pas nourrir des regrets éternels; de chercher
plutôt, dans la contemplation d'une vie toute consacrée
à la vertu, de nobles consolations à la perte d'un
époux.» Pauline proteste qu'elle aussi est décidée
à mourir; et elle appelle avec instance la main qui doit
frapper. (2) Sénèque ne voulut pas s'opposer à
sa gloire; son amour d'ailleurs craignait d'abandonner aux outrages
une femme qu'il chérissait uniquement. «Je t'avais
montré, lui dit-il, ce qui pouvait te gagner à la vie:
tu préfères l’honneur de la mort; je ne
t'envierai pas le mérite d'un tel exemple. Ce courageux
trépas, nous le subirons l'un et l'autre d'une constance
égale; mais plus d'admiration consacrera ta fin.»
Ensuite le même fer leur ouvre les veines des bras. (3)
Sénèque, dont le corps affaibli par les années
et par l'abstinence laissait trop lentement échapper le sang,
se fait aussi couper les veines des jambes et des jarrets. Bientôt,
dompté par d'affreuses douleurs, il craignit que ses
souffrances n'abattissent le courage de sa femme, et que lui-même,
en voyant les tourments qu'elle endurait, ne se laissât aller à
quelque faiblesse; il la pria de passer dans une chambre voisine.
Puis, retrouvant jusqu'en ses derniers moments toute son éloquence,
il appela des secrétaires et leur dicta un assez long
discours. Comme on l'a publié tel qu'il sortit de sa bouche,
je m'abstiendrai de le traduire en des termes
différents.
[15,64]
(1) Néron, qui
n'avait contre Pauline aucune haine personnelle, et qui craignait de
soulever les esprits par sa cruauté, ordonna qu'on l'empêchât
de mourir. Pressés par les soldats, ses esclaves et ses
affranchis lui bandent les bras et arrêtent le sang. On ignore
si ce fut à l'insu de Pauline; (2) car (telle est la malignité
du vulgaire) il ne manqua pas de gens qui pensèrent que, tant
qu'elle crut Néron inexorable, elle ambitionna le renom d'être
morte avec son époux, mais qu'ensuite, flattée d'une
plus douce espérance, elle se laissa vaincre aux charmes de la
vie. Elle la conserva quelques années seulement, gardant une
honorable fidélité à la mémoire de son
mari, et montrant assez, par la pâleur de son visage et la
blancheur de ses membres, à quel point la force vitale s'était
épuisée en elle. (3) Quant à Sénèque,
comme le sang coulait péniblement et que la mort était
lente à venir, il pria Statius Annaeus, qu'il avait reconnu
par une longue expérience pour un ami sûr et un habile
médecin, de lui apporter le poison dont il s'était
pourvu depuis longtemps, le même qu'on emploie dans Athènes
contre ceux qu'un jugement public a condamnés à mourir.
Sénèque prit en vain ce breuvage: ses membres déjà
froids et ses vaisseaux rétrécis se refusaient à
l'activité du poison. (4) Enfin il entra dans un bain chaud,
et répandit de l'eau sur les esclaves qui l'entouraient, en
disant: «J'offre cette libation à Jupiter Libérateur.»
Il se fit ensuite porter dans une étuve, dont la vapeur le
suffoqua. Son corps fut brûlé sans aucune pompe il
l'avait ainsi ordonné par un codicille, lorsque, riche encore
et très puissant, il s'occupait déjà de sa
fin.
Tacite, Annales,
Livre XV, 62-64
Bibliotheca
selecta
http://bcs.fltr.ucl.ac.be/tac/AnnXV.html#62
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30
1748, Paris- 1825, Bruxelles
1773
Huile sur toile
C'est la troisième tentative du peintre pour obtenir le prix de Rome et son troisième échec. David se trouve en concurrence avec un autre tableau sur le même sujet (la mort de Sénèque) peint par Pierre Peyron, qui, lui, obtiendra le prix. Plus sobre, plus proche de l'« antique » et de Poussin
H. 123 cm ; l. 160 cm
Les draperies enroulées autour des hautes colonnes et les statues monumentales évoquent davantage une scène d’opéra que la sobre demeure d’un romain adepte du stoïcisme. Observez aussi les gestes théâtraux des personnages, l’élégance des parures féminines et la gaîté de la palette de roses et de bleus.
Cette composition décorative dans le goût rococo s’accorde mal avec l’austérité du sujet imposé par l’Académie pour le Grand Prix de Rome de 1773. Le jury n’est pas convaincu par la peinture de David. Pourtant le jeune peintre se présente déjà pour la troisième fois. Il va devoir attendre encore un an avant de remporter enfin le Prix de Rome qui lui ouvre les portes de la Ville Eternelle. C’est à Rome que David oubliera les charmes du rococo pour devenir l’artiste majeur du néo-classicisme.
M. A. P.
Une huile sur toile de Jacques Louis David peinte en 1773 Dimensions (H × L). 123 × 160 cm
Petit Palais Paris
Nature
de l’image : Peinture
sur bois
Dimensions
: Hauteur 182 * Largeur 121 cm
Lieu
de conservation :
Madrid,
Musée du Prado, n°
cat. 3048